Comenius.Jean-Zay
accueil dictionnaire reportage portfolio divers contact


Construction et déconstruction des stéréotypes raciaux :
l'exemple de Hergé



  1. Quelle vision du monde les critiques de Hergé ont-ils reproché aux albums de Tintin de diffuser auprès des enfants ?
  2. On a reproché à Hergé de diffuser une vision excessivement conservatrice du monde. En effet, si Tintin combat l’injustice et les abus de pouvoir
    , il le fait en défendant l’ordre social, et en présentant les hiérarchies sociales comme légitimes. Certes, Tintin s’oppose aux dictateurs et aux
    usurpateurs, mais en prenant généralement parti pour le pouvoir ancien, présenté lui aussi comme légitime, fut-il détenu par des souverains
    (rois, émirs, maharadjahs…) et rarement au nom de principes démocratiques. Son modèle professionnel, c’est visiblement le journaliste
    conservateur Albert Londres ; son idéal politique c’est une monarchie plus ou moins constitutionnelle, présentée dans le sceptre d’Ottokar
    comme le seul véritable rempart contre le fascisme.

    Le discours de Tintin –souvent moralisateur et teinté d’une touche de paternalisme à l’égard des peuples non européens- est très souvent
    empreint de références aux valeurs du traditionalisme chrétien. C’est pourquoi Hergé a mauvaise presse auprès de certains milieux d’intellectuels
    de gauche anticléricaux. On lui a reproché aussi une certaine misogynie, du fait de l’absence de personnages féminins dans ses récits (à part la
    Castafiore) ; mais en fait, Hergé était -au début en tout cas- fortement bridé par les règles puritaines qui encadraient la littérature de la jeunesse,
    et qui l’obligeaient à écarter strictement tout sous-entendu amoureux.

  3. Quels sont les stéréotypes véhiculés par Hergé à l’encontre des Africains dans Tintin au Congo ?
  4. Les Africains sont présentés comme bagarreurs, incultes et stupides, incapables de maîtriser la syntaxe (ils parlent "petit nègre"), superstitieux
    arrogants et prétentieux. D’une façon plus générale, ils sont présentés comme naïfs et puérils : ce sont "de grands enfants", facilement manipulables.

  5. En quoi l’album Tintin au Congo reflète-t-il les représentations dominantes que se faisaient les européens du rôle du colonialisme à l’époque ?
  6. La colonisation est présentée comme une entreprise de civilisation, la naïveté des "indigènes" justifie le paternalisme des européens à leur égard.
    Les missionnaires sont les principaux vecteurs de cette entreprise de civilisation, en construisant et en administrant des écoles.
    Par ailleurs la supériorité de la société européenne est totale : technologique, scientifique, culturelle et morale (religion).

    L’image de Hergé a pâti de façon excessive de Tintin au Congo. Au sujet de cet album, il s’est expliqué en 1975 en disant : "Pour Tintin au Congo,
    tout comme pour Tintin au pays des soviets, il se fait que j’étais nourri des préjugés du milieu bourgeois dans lequel je vivais… C’était en 1930. Je
    ne connaissais de ce pays que ce que les gens en racontaient à l’époque : "les nègres sont de grands enfants, heureusement que nous sommes là !"
    etc. Et je les ai dessinés, ces Africains, d’après ces critères-là, dans le pur esprit paternaliste qui était celui de l’époque en Belgique." Hergé
    ajoutant que cela avait été stupide, et que tout avait changé avec le Lotus bleu.

  7. Explicitez les stéréotypes à l’encontre des Chinois que Hergé dénonce dans l’album le Lotus bleu
  8. Certains stéréotypes sont explicites : fourberie, cruauté, perversité (manger du chien). D’autres sont implicites : les pieds minuscules font
    référence à la pratique de bander les pieds (autre pratique cruelle et perverse) de certaines fillettes pour empêcher leur développement, et
    qu’elles répondent ainsi à l’âge adulte aux canons de beauté des concubines ; les rivières "pleines de bébés Chinois" font référence à l’infanticide
    féminin
    conséquence de la survalorisation des naissances masculines dans les familles.

  9. Montrez -à partir du texte d’Olivier Delcroix- en quoi l’attitude de Hergé à l’égard des Chinois s’explique par un processus d’acculturation.
  10. Pour écrire le Lotus bleu Hergé a fréquenté longuement (pendant plus d’un an) un jeune étudiant Chinois à l’Académie de beaux-arts : Tchang
    Tchong-Jen, ce qui a permis un échange culturel.
    Tchang a appris à Hergé, non seulement à connaître la Chine, mais aussi la technique du pinceau
    chinois, l’écriture chinoise ("le vent" de l’inspiration et "l’os" de la fermeté graphique). Hergé a réinterprété ce qu’il a appris de Tchang à la lumière
    de son propre héritage culturel pour en faire une technique nouvelle de dessin : la fameuse "ligne claire" qui lui est propre, et qui va s’imposer
    comme une nouvelle norme graphique, une référence.
    Plus encore, cette rencontre enrichit humainement les deux artistes. Hergé reconnaît avoir compris l’importance de valeurs telles que le sens de
    l’amitié, le sens de la poésie, le sens de la nature, grâce à Tchang.

  11. Expliquez à partir de l’exemple des Japonais (le Lotus bleu) ou d’autres albums (L’étoile mystérieuse par exemple) pourquoi ce processus
    d’acculturation n’a pas permis a Hergé de remettre en cause la totalité de ses stéréotypes raciaux.
  12. En découvrant la Chine à travers l’amitié qu’il éprouve pour Tchang Tchong-Jen, Hergé déplace la barrière qui sépare le "nous" (les êtres civilisés,
    les bons, les gentils) du "eux" (les barbares, les mauvais, les méchants). Le "bon camp" n’est plus seulement celui de la civilisation européenne,
    mais peut-être ce qu’il considère comme la civilisation tout court (la Chine est un grand empire, avec une longue histoire, un rayonnement culturel
    et politique, que Hergé perçoit comme pacifique ; par ailleurs les Indiens de l’album le temple du soleil sont les descendants de la civilisation Inca).
    Ainsi, les ennemis de ses amis deviennent ses ennemis, et Hergé applique aux Japonais –page 43 de l’album le Lotus bleu- les mêmes stéréotypes
    généralisateurs qu’il vient de dénoncer à l’égard des Chinois dans les dessins précédents !

    Par ailleurs, Hergé, engagé dans sa jeunesse dans un mouvement de scoutisme ultra conservateur, était sous l’influence d’un prêtre d’extrême
    droite
    . C’est d’ailleurs sur commande de son mentor, que Hergé invente en 1929 la première histoire de Tintin : Tintin au pays des soviets
    "monument" de la littérature anticommuniste, multipliant les clichés les plus éculés  (Hergé a d’ailleurs fini par en avoir honte du fait de la pauvreté
    du scénario et de la médiocrité des dessins).

    Hergé a longtemps conservé les stigmates de cette socialisation réactionnaire, et il ne s’est pas débarrassé aisément de ses stéréotypes
    antisémites
    , que l’on retrouve de façon explicite dans l’album L’étoile mystérieuse (en 1941 !), au point que certains noms et certains dessins ont
    du être modifiés après la guerre ! Le personnage manipulateur de Rastapopoulos -individu cosmopolite aux origines douteuses- comporte, lui aussi,
    bien des ambiguïtés.

    Hergé ne fait que déplacer les frontières du rejet lié à l’origine ethnique ou religieuse, il n’en remet pas en cause la légitimité. Il est resté
    longtemps prisonnier d’une représentation binaire du monde reposant sur la naissance et non pas sur des choix conscients de valeurs ;
    opposant les bons d’un côté (les peuples amis) et les méchants de l’autre (les peuples ennemis). Pour paraphraser le rappeur Abd-al-Malik, on
    pourrait dire que pour Hergé, le mal, c’est toujours "les autres".

    Une formidable leçon d’espoir toute en nuances :

    Néanmoins, l’exemple de Hergé est une formidable leçon d’espoir toute en nuances, qui nous démontre à quel point l’être humain peut
    s’amender, car la socialisation est un phénomène complexe qui se poursuit toute la vie.
    Ses derniers albums en témoignent : au fil du temps,
    les stéréotypes raciaux y deviennent plus rares. En définitive, il y a fort à parier que les lecteurs de Tintin retiendront davantage le refus de la
    discrimination raciste et de l’injustice lorsque le héros défend un petit Indien dans le temple du soleil ou un conducteur de pousse-pousse dans
    le Lotus bleu, que les stéréotypes racistes qui ont pu émailler certaines de ses aventures. L’amitié avec Tchang Tchong-Jen -dont Hergé était sans
    nouvelles, qu’il a recherché sans relâche pendant une quinzaine d’années à partir des années 60 ; et qu’il a retrouvé au bout de 47 ans de
    séparation- est devenue une des aventures humaines mythiques du XXème siècle, immortalisée par cet hymne universel à l’amitié qu’est devenu
    Tintin au Tibet.

    Hergé, par son éducation, avait tout pour devenir un individu peu recommandable : antidémocratique, misogyne et raciste. Son amitié pour
    Tchang l’a empêché de persévérer dans cette voie. Mais cette amitié elle-même est née de sa curiosité, de son désir de découvrir le monde
    et les gens qui y vivent, de son exigence de rigueur intellectuelle et de sa force de caractère. Bref, de son esprit critique.

    Cela ne l’a pas mis définitivement à l’abri des stéréotypes ou des faux-pas (il a eu par exemple bien du mal à obtenir un "certificat de civisme" en
    1945, car il avait continué à publier ses dessins dans un journal collaborationniste : Le Soir volé pendant la guerre) ; mais en définitive, son
    antidote à la bêtise aura été cette qualité remarquable qui consiste à savoir s’identifier aux autres, à ressentir ce qu’ils ressentent :
    L'empathie

    Au bout du compte, cela a rendu Hergé "plein d’humanité". C’est cette qualité qui lui aura permis d’émouvoir, de faire rêver, et de sensibiliser à la
    fraternité des générations entières d’enfants qui en auront souvent gardé la trace indélébile à l’âge adulte.

    "Plein d’humanité" : c’est la signification du patronyme Tchong-Jen, en chinois. L’humanité, la capacité à penser et à agir de façon humaine, c’est
    sans conteste le plus beau cadeau que ce sculpteur chinois a transmis à son ami Hergé.

    Finalement, c’est incontestable : l’amitié, ça rend moins bête.

retour

2006